"L'invasion de l'Europe par bateaux est un fantasme"

Publié le par jack palmer

Monde - le 2 Mars 2011

 

Entretien avec Virginie Guiraudon, chercheuse au CNRS et à Sciences-Po Paris qui, alors que la droite alimente les peurs d’un débarquement d’immigrés sur les côtes européennes, réfute la possibilité d’un exode massif et analyse la crise des politiques migratoires.

Dès sa prise de fonction lundi, le nouveau ministre de l’Immigration, Claude Guéant, insistait sur la nécessité «de lutter contre l’immigration irrégulière qui, c’est un fait, (…) inquiète » les Français. La veille, Nicolas Sarkozy avait évoqué «des flux migratoires devenus incontrôlables» et une «Europe en première ligne». Qu’en est-il réellement ? Décryptage.

La crise en Libye alimente 
les craintes d’une arrivée massive 
de migrants en Europe. L’Italie 
parle de 300 000 arrivées. L’extrême droite française brandit le chiffre 
de 1,5 million. Quelle est la véracité de ces chiffres ?

Virginie Guiraudon. Ils sont complètement fantaisistes ! Aujourd’hui, aucune enquête ne permet de dire combien de gens vont émigrer. D’autant que le cas libyen est compliqué, car Kadhafi a toujours joué avec les chiffres en prétendant que les migrants en Libye voulaient traverser la Méditerranée. Pourquoi tous les Subsahariens voudraient-ils venir en Europe ? Ce sont des saisonniers, qui travaillent en Libye et qui retourneront sans doute chez eux.

 C’est encore différent de la Tunisie et des émigrés qui sont arrivés à Lampedusa ces dernières semaines…

Virginie Guiraudon. Oui, on a deux cas distincts. En Tunisie, l’amélioration de la situation n’est pas une garantie contre les migrations. On l’a déjà vu au Mexique : le développement amène souvent l’émigration. Ce ne sont pas les gens les plus pauvres qui migrent, mais ceux qui ont le bagage éducatif et psychologique pour le faire. Les projets de migrations peuvent être indépendants du changement de régime.

L’Europe a-t-elle les capacités 
pour absorber un nombre important de migrants sur son territoire ?

Virginie Guiraudon. Oui, parce que, même si l’Europe fait tout pour que ça n’arrive pas, ces scénarios sont déjà envisagés. Il existe des mécanismes d’entraide, comme le Fonds européen pour les réfugiés. Pour le moment, seulement 6 300 Tunisiens sont arrivés à Lampedusa, ce n’est rien ! Tous les ans, 1,5 million de migrants légaux arrivent en Europe. La vraie question, ce n’est pas pourquoi les Tunisiens viennent, mais pourquoi Berlusconi en parle ! Avec les élections en France et la montée de l’extrême droite, ces arrivées risquent d’être fortement instrumentalisées.

 L’UE est très divisée sur ces questions. Les pays riverains 
de la Méditerranée demandent 
une répartition des migrants. 
Une solidarité européenne 
peut-elle voir le jour ?

Virginie Guiraudon. Pour le moment, seulement un instrument financier a été mis en place, le Fonds européen pour les réfugiés, qui donne une somme symbolique aux pays qui les reçoivent. Il n’existe pas de solidarité active, chaque État essaye de renvoyer les étrangers dont il ne veut pas vers un autre pays, grâce au règlement de Dublin qui permet d’expulser un demandeur d’asile vers le premier pays européen traversé. À la faveur de cette « crise », la Commission européenne va peut-être proposer un nouvel instrument de « partage du fardeau ».

 Quel pourrait être cet instrument ?

Virginie Guiraudon. Une répartition des personnes qui ne soit pas seulement financière. Mais ça suppose que les chefs d’État admettent qu’il s’agit d’une crise européenne. Si on considère que c’est une crise internationale, on laisse le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) et l’Office des migrations internationales (OMI) gérer. Ils sont spécialisés dans les mouvements de population et ils ont besoin de justifier leur utilité.

 Comment expliquez-vous 
une telle instrumentalisation 
de ces arrivées en Europe ?

Virginie Guiraudon. Ce n’est pas nouveau, mais de plus en plus de pays sont concernés. L’invasion de l’Europe par bateaux est un fantasme politique très utilisé par les droites européennes. Et dans beaucoup de pays, les gauches sont assez inaudibles sur ces questions. Ce silence laisse un boulevard à la droite. Sa politisation par les partis politiques et les médias en a fait une question saillante dans l’opinion, ça les encourage à privilégier cette thématique. En France, on a un cas exemplaire avec le Front national, seul parti en ordre de marche pour 2012, avec un candidat et un programme.

 Marine Le Pen propose 
de « repousser dans les eaux internationales les migrants 
qui voudraient entrer en Europe ». 
Au-delà de son aspect inhumain, 
que penser de cette proposition ?

Virginie Guiraudon. Ça existe déjà ! C’est toute la logique des actions de Frontex. Cette agence européenne fonctionne avec des gardes nationaux qui vont dans les eaux territoriales des pays dits de transit ou d’origine pour empêcher les gens de partir. On les arrête avant leur départ pour qu’ils ne puissent pas être considérés comme des demandeurs d’asile.

 Ces politiques sont-elles efficaces ?

Virginie Guiraudon. Très peu de migrants arrivent par bateaux en Europe, mais la principale conséquence de cette politique est de dévier les flux. Les bateaux militaires et les murs ne font que changer les routes. Maintenant, les migrants passent par la terre, via la Turquie et la Grèce. Avec un effet pervers : ces routes sont dangereuses, avec de plus en plus de morts qui sont ensuite présentés comme des victimes prêtes à mourir pour rejoindre l’Europe. Or, pas du tout : ce ne sont pas des gens désespérés, ils ont un projet de vie construit. Ces flux pourraient être absorbés par le marché du travail. L’Europe va avoir besoin de compenser la baisse de sa population active et elle fait déjà appel à la main-d’œuvre étrangère pour cela, avec des besoins sectoriels assez précis : bâtiment, agriculture et tertiaire.

 À terme, les changements de régime des pays du Sud pourraient-ils modifier les flux migratoires ?

Virginie Guiraudon. À moyen terme, il peut y avoir des retours, par exemple des étudiants qui repartent en Tunisie. La dynamique n’est pas que politique, elle est aussi économique et sociale. Si l’avenir en Tunisie devient moins bouché, il y aura peut-être moins de départs. L’idée de la mobilité, d’imaginer un avenir meilleur ne touche ni les plus riches, qui sont contents de leur sort, ni les plus pauvres, qui sont immobiles. Ensuite, si on regarde l’évolution des flux, les Marocains, par exemple, vont désormais beaucoup plus au Canada et aux États-Unis, ils y sont mieux reçus qu’en Europe, où ils sont victimes de racisme et de discriminations.

Entretien réalisé par 
Marie Barbier

Publié dans Société Politique

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