Jacques Audiard « Le cinéma doit ressembler à la vie »

Publié le par jack palmer

ENTRETIEN . Un prophète, de Jacques Audiard, grand prix au Festival de Cannes, sort en salles aujourd’hui. Rencontre avec un cinéaste virtuose.

Un prophète, de Jacques Audiard, c’était à Cannes un grand moment de cinéma dans un Festival qui n’en manquait pas. La reconnaissance que le jury lui manifestait en lui attribuant son grand prix rencontrait les suffrages de nombreux spectateurs. Reconnaissance d’un film et de son auteur, cinéaste à la filmographie peu prolifique mais qui à chaque fois frappe au plus juste, de son premier long-métrage, Regarde les hommes tomber, en 1994, à ce Prophète aux annonces ambivalentes. Rencontre à Paris sans apparat.

Vous dites regretter que la dimension ironique du titre Un prophète soit peu soulignée. Qu’est-ce qui vous a intéressé dans le personnage de Malik qui est au centre du film ?

Jacques Audiard. Je ne regrette pas ce titre. Je le trouve beau et marquant. J’aime son ambiguïté, le fait qu’il contienne une sorte d’injonction qui pousse à s’interroger. À la limite, ce pourrait être un surnom de gangster comme le Belge. Ce qui m’intéressait dans le projet, c’était de créer un personnage qui se trouve du mauvais côté de la barrière. Malik est en prison. Il va y acquérir un pouvoir fondé sur sa curiosité, son - intelligence, sa vivacité. C’est un personnage qui a le courage de se cultiver. On peut se demander ce qu’auraient produit ses qualités ailleurs, ce qu’il serait devenu sans la prison. Mais c’est la prison qui va le réveiller, le révéler. C’est là le paradoxe de ce récit de formation. Malik arrive dans le dénuement, sans histoire, et terminera avec celle qu’il s’est écrite.

Le parcours de Malik implique une longue élaboration. En a-t-il été de même pour le film ?

Jacques Audiard. Cela s’est passé en plusieurs temps. En terminant mon film précédent, De battre mon coeur s’est arrêté, je réfléchissais à ce qui allait suivre. D’une part, j’avais envie d’élargir mon casting, mes personnages, parce que le cinéma doit, selon moi, ressembler à la vie. D’autre part, l’un de mes amis, producteur, - commençait à développer ce projet, qui est devenu Un prophète, à partir d’un sujet d’Abdel Raouf Dafri et Nicolas Peufaillit. Cette proposition semblait répondre à ce besoin d’élargissement que je viens d’évoquer. Et enfin, il se trouve que la Ville de Paris m’a invité au vidéoclub de la prison de la Santé. J’ai vu la prison, la population carcérale… et ces différents éléments se sont imbriqués. Bien sûr, je n’étais pas du tout certain d’y arriver. J’ai pas mal souffert, d’autant qu’ensuite, environ trois ans de travail ont été nécessaires. C’est beaucoup trop long pour moi.

Qu’est-ce qui a guidé la mise en scène dans cet univers de clôture ?

Jacques Audiard. Ce qui a principalement conditionné le film, c’est qu’il s’agit d’une pure fiction dans un décor entièrement fabriqué. Même s’il avait été possible de tourner dans une véritable prison, je ne l’aurais pas souhaité. Tourner dans un décor de studio facilitait les choses. J’ai fait deux découvertes. D’abord, je me suis aperçu qu’en tournant par exemple une première scène de cellule, on cherche un axe de caméra, puis un deuxième et on tourne. Puis une deuxième scène de cellule et on recommence, avec peu de changements. À la troisième, on se demande ce qu’on est en train de faire avec cette répétition. J’ai réalisé alors que l’important n’était pas la manière de découper mais le jeu des comédiens. C’est eux qui donnent sens à tout cela. La technique devait être là pour les observer. Avant d’accepter cela, je me suis fait très peur.

Et l’autre découverte ?

Jacques Audiard. Normalement, pour une mise en scène, on commence par répéter avec les acteurs, on organise tout et ensuite on fait appel à l’équipe technique. En procédant ainsi au début, le résultat était plat, on voyait les articulations. J’ai compris qu’il fallait dmettre en scène le second plan, toute cette figuration formidable et intelligente. Ensuite seulement le premier plan pouvait être mis en scène et les comédiens devaient jouer en fonction de cela, de ces figurants dont beaucoup avaient expérimenté la vie carcérale et savaient comment marcher dans les couloirs, de quelle manière on se croise dans la cour, etc. Cela m’a donné beaucoup de souci parce que je n’ai pas l’habitude de me retrouver avec des dizaines de figurants tous les matins. Je n’ai pas réinventé la roue mais j’ai été obligé de réévaluer mon travail, de le mettre en question.

Vous vous en tenez au parti pris réaliste, au film de genre, mais des moments oniriques, voire surnaturels, viennent subvertir ces choix. Quel est leur rôle ?

Jacques Audiard. Il fallait cette subversion. Le film est une fiction très documentée et je redoute toujours l’éditorialisation en phénomène de société. On fait du cinéma, parlons de cinéma. Il me semble également que si l’on cherche un ancrage sociologique dans ce que l’on fait, la littérature et le cinéma de genre sont les véhicules appropriés. Les moments oniriques sont des étapes d’écriture au moment où l’on trouve que le récit est trop linéaire, où l’on éprouve des difficultés avec le passage du temps dans le film, où le personnage semble trop limité. Ce sont des interstices, des courants d’air qui vont entraîner une intériorité du personnage que l’on ne soupçonnait pas dans un film de genre et dans ce genre de personnage.

Comment cela se passe-t-il du scénario au tournage ?

Jacques Audiard. Ce qui nous prend le plus de temps, c’est de trouver une idée de cinéma qui soit partageable. Quel dispositif cinématographique ? Quelles idées d’articulation ? Quel traitement de la prison ? Il faut que le sujet soit « éclairé » de ces idées. Le scénario doit donc être remis en cause. Là, c’était au départ une bible de situations. C’est un socle extrêmement porteur mais on ne peut pas en rester à ce cahier des charges. C’est passionnant et difficile car j’ai un pied dans l’écriture et l’autre dans sa remise en cause, ce qui est quelque peu schizophrénique, d’autant que pendant le tournage, je ne cesse d’écrire des fragments dont certains serviront et d’autres pas du tout.

Et vos principaux acteurs, Tahar Rahim et Niels Arestrup ?

Jacques Audiard. Ce qui m’a attiré vers Tahar Rahim, c’est un charme juvénile, une absence d’agressivité, un côté gendre idéal qui allait l’obliger à composer, à sécréter la violence. Cela me fait penser à Niels. En faire un chef corse n’était une évidence ni pour lui ni pour moi. Le comédien doit créer des archétypes et c’est ce qu’ils ont fait. Je leur dois tout. Aujourd’hui, en revoyant le film, en constatant certains des effets qu’il produit, l’imaginer sans ces comédiens me donne froid dans le dos. Tahar, c’est Malik. Il fait exister ce personnage dont je ne sais pas sans lui à quoi il pourrait bien ressembler. Niels, c’est différent. Étant l’acteur qu’il est, en le choisissant, je me rassurais. Son talent lui permet de créer un personnage que je n’attendais pas.

Qui est Malik ?

Jacques Audiard. Quelqu’un qui apprend et utilise ce qu’il apprend. Il progresse parce qu’il est soumis à la contrainte. Dans ce monde en raccourci de la prison, il progresse d’abord pour sauver sa peau, ensuite pour obtenir son ordinaire puis pour le conserver et ainsi de suite. Il ne fait que produire des réponses à des stimuli avec une grande adaptabilité. C’est un opportuniste.

Entretien réalisé par Dominique Widemann

Publié dans Société Politique

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